Lettre ouverte à Roselyne Bachelot-Narquin sur les projets de réformes de l’Aide médicale de l’Etat

Madame la Ministre,

Lors de votre audition par la commission des Finances du Sénat sur le rapport de gestion de la mission santé en 2009, vous avez annoncé que vous songiez à instaurer, pour 2011, une contribution forfaitaire, payée au moment de l’ouverture du droit à l’Aide médicale de l’Etat (AME) et lors de son renouvellement annuel.

L’instauration d’un forfait d’entrée à l’ouverture serait un recul majeur de la politique de santé et des principes fondateurs de l’aide sociale, recul que nous dénonçons par la présente. Vous connaissez l’attachement que les associations de malades comme de médecins ainsi que celles de défense des droits des étrangers et des droits humains portent à ce dispositif. Depuis la création de la Couverture maladie universelle (CMU), une population reste exclue de l’assurance maladie : les étrangers sans-papiers. Pour ces femmes et ces hommes, la seule possibilité de faire face à leurs dépenses de santé est l’Aide médicale de l’Etat, dispositif d’aide sociale limité aux plus pauvres d’entre eux (l’AME est conditionnée aux mêmes conditions de ressources que la complémentaire-CMU, soit moins de 634 € par mois).

Nous sommes étonnés de vous entendre envisager une telle réforme, abandonnée deux ans auparavant, car jugée dangereuse pour les personnes concernées, contraire aux enjeux de santé publique et financièrement contre-productive.

Dans ce contexte, l’Observatoire du droit à la santé des étrangers a tenu à rencontrer l’un de vos collaborateurs.

A l’issue de ce rendez-vous du 15 juillet, il semblerait qu’aucun bénéfice financier sérieux ne soit attendu d’une telle réforme : le nombre de bénéficiaires de l’AME est limité (210 000 personnes) et la contribution qui leur serait demandée ne couvrirait que 0,5% des dépenses, ce que votre conseiller budgétaire en charge de ce dossier a qualifié d’« infinitésimal ». Il a expliqué que le gain attendu est avant tout politique et symbolique : « il n’est pas illégitime de participer à ses dépenses de santé quand on est en situation irrégulière ».

Sur le plan de la politique de santé

Nos différentes organisations estiment que cette approche est contraire à une politique de santé responsable : elle ne ferait qu’aggraver le retard (déjà important) à la prise en charge médicale des personnes concernées. Ce retard accru aux soins, dû à une nouvelle barrière financière, est évident, contrairement à ce qu’avance votre conseiller, en effet :

  • L’AME étant accessible sous condition de ressources, elle s’adresse à une population qui doit survivre avec moins de 634 € par mois et pour laquelle aucune dépense n’est « symbolique ».
  • D’ailleurs le comportement des bénéficiaires de l’AME est déjà caractérisé par un renoncement aux soins plus fréquent et par un retard à la prise en charge médicale, notamment pour des raisons financières. Médecins du Monde constate que ce phénomène s’aggrave ces dernières années : parmi les patients rencontrés, le retard à la prise en charge est passé de 11% en 2007 à 22% en 2009.
  • De même le nombre de bénéficiaires de ce dispositif est bien inférieur aux différentes estimations quantitatives de la population concernée. Dès lors, quel est le sens d’instaurer une contribution financière pour l’entrée dans un dispositif qui souffre déjà d’un tel non-recours ?

A tous niveaux, les conséquences de cette aggravation dans le retard à la prise en charge médicale seraient catastrophiques :

  • D’un point de vue clinique, ce retard à la prise en charge médicale se traduit par un risque accru d’échec thérapeutique et selon les affections par une mortalité prématurée.
  • D’un point de vue de santé publique, le retard à la prise en charge médicale met à mal les politiques de prévention. Comment insister sur une politique de dépistages précoces dans la lutte contre les différentes infections transmissibles et dans le même temps éloigner une des populations les plus fragiles de toute prise en charge médicale ?
  • D’un point de vue financier, c’est un non-sens d’empêcher l’accès préventif aux soins en multipliant les obstacles à l’obtention d’une couverture maladie des démunis. Les soins à mettre en oeuvre sont alors plus lourds et moins efficaces, et sont également plus chers. Cela transparaît déjà dans les actuelles dépenses prises en charge par l’AME : alors que les bénéficiaires d’aujourd’hui ne peuvent être taxés de surconsommation médicale (ils ont par exemple un recours moitié moindre à la médecine de ville), leurs dépenses de santé sont déjà supérieures à la moyenne des assurés sociaux du fait du caractère tardif de leur prise en charge. Cette réforme sera non seulement coûteuse en vies humaines mais aussi coûteuse financièrement, contrairement au discours affiché.

Enfin, il nous faut souligner que ces problématiques se posent avec d’autant plus d’acuité concernant une population soumise à des conditions de vie dégradées et délétères et particulièrement exposée à certaines pathologies.

Sur le plan politique

Nous ne pouvons que nous étonner de l’argument politique mis en avant par votre conseiller. Il nous semble au contraire que, de ce point de vue aussi, cette réforme soulève de sérieuses difficultés : elle apparaît discriminatoire et contraire aux engagements de l’exécutif.

Discriminatoire et dangereuse, car les étrangers démunis bénéficiaires de l’AME seraient les premières et les seules personnes en situation de pauvreté à se voir exiger un droit d’entrée à l’aide sociale. A condition de ressources équivalentes, les assurés sociaux peuvent bénéficier de la complémentaire-CMU qui leur garantit une prise en charge des soins supérieure à celle attachée à l’AME. La question est donc de savoir si la seule irrégularité du séjour justifie que l’on établisse un « droit de péage » pour l’accès aux soins des démunis.
Rappelons que désormais tous les organismes internationaux s’accordent à promouvoir la gratuité de l’accès aux soins pour les plus démunis (OMS, FMI…). Pourquoi alors demander un paiement à ceux qui vivent largement en-dessous du seuil de pauvreté ? Alors que l’on fêtera prochainement les 120 ans de la loi fondatrice du 15 juillet 1893 permettant l’accès aux soins des plus pauvres, votre projet de réforme apparaîtrait comme une regrettable et historique régression.

Par ailleurs, nous nous inquiétons vivement de voir avancer ces discours stigmatisant les sans-papiers au moment même où le Conseil de l’Europe s’alarme de la montée du racisme et de la xénophobie dans le contexte de la crise économique.

Enfin, nous devons également souligner que cette réforme vient démentir plusieurs de vos importantes prises de positions. Ainsi avez-vous constamment soutenu que l’instauration des franchises médicales était juste parce qu’elle épargnait les plus fragiles et les plus pauvres, à savoir les bénéficiaires de la complémentaire-CMU et de l’AME. Est-ce à dire que dorénavant l’exigence de justice s’arrête à la situation administrative des personnes ?

De même vous avez régulièrement mis en avant les efforts engagés depuis trois ans pour « étendre progressivement aux bénéficiaires de l’AME, les règles qui prévalent pour les assurés de droit commun ». Comment alors justifier une réforme venant pénaliser et stigmatiser les seuls bénéficiaires de l’Aide médicale de l’Etat ? Faut-il comprendre que vous envisagez donc l’extension du droit d’entrée aux bénéficiaires de la complémentaire-CMU ?

Enfin nous vous rappelons que cette réforme viendrait faire mentir la promesse électorale du Président de la République de maintenir la gratuité de l’Aide médicale de l’Etat pour « les plus nécessiteux ».

Nous vous invitons donc à renoncer à ce projet dangereux pour la santé publique et financièrement désastreux, qui apparaît comme une taxation visant uniquement à pénaliser les étrangers en séjour irrégulier les plus pauvres.
Nous vous invitons au contraire à faire le choix clair de l’accès aux soins de tous, en supprimant toute référence à la notion de ticket modérateur pour les personnes à très faible revenu.

Nous souhaitons vous rencontrer au plus vite pour aborder ces questions.

Certains de l’attention que vous porterez à un sujet au croisement de la justice sociale et du soin et dans l’attente de pouvoir échanger de vive voix avec vous sur celui-ci, nous vous prions d’agréer, Madame la Ministre, l’expression de notre haute considération.

Le CISS </a
Collectif interassociatif
sur la santé

La FNARS </a
Fédération nationale
des associations d’accueil
et de réinsertion sociale

L’ODSE
Observatoire du droit
à la santé des étrangers

L’UNIOPSS </a
Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés sanitaires et sociaux