Le Bidonville de Calais est-il en France ?

Un témoignage sur la situation sanitaire à Calais

Calais aout 2015

Le Bidonville de Calais est-il en France ?

Texte écrit par Laurence Thibert, Hannane Mouhim, Mady Denantes, Infirmières et médecin de la maison de santé pluriprofessionnelle de Pyrénées-Belleville à Paris et Pascal Teulade.

Nous sommes venus à Calais à l’appel de Médecins Du Monde.
Nous avons été abasourdis, choqués par ce que nous avons vu.

Nous sommes 4 citoyens dont 3 soignants et, nous avons l’habitude de gérer la maladie, le malheur de la maladie, c’est notre métier.
Nous travaillons dans un pays où nous sommes aidés, conseillés, soutenus par des autorités sanitaires, des autorités qui nous proposent des protocoles de suivi, des protocoles de prise en charge de qualité, des autorités qui gèrent les épidémies.
Nous savons où faire appel si nous recevons une jeune femme en danger d’être violée, si nous craignons qu’un enfant soit en danger.
Nous n’avons pas l’habitude d’abandonner une jeune femme de 20 ans qui pleure à l’idée de passer une nouvelle nuit dans le bidonville où elle a été agressée la veille.
Nous n’avons pas l’habitude de voir des jeunes gens désespérés, mal nourris, épuisés par un terrible voyage et qui viennent nous voir avec des mains déchirés par les barbelés, des talons cassés par des chutes terribles pour passer à tout prix en Angleterre.

Mais reprenons l’histoire de Calais, ou plutôt de son bidonville :

Un bidonville de plus de 3000 personnes installé sur une décharge publique, battue par les vents sur une zone appelée sur les cartes : la zone industrielle des dunes.
Ses habitants et les médias l’appellent « la nouvelle jungle ». Pourquoi ce nom ? Parce que jungle veut dire « petit bois « en Afghanistan et que avant d’arriver dans ce bidonville les exilés étaient dans un petit bois qu’ils appelaient donc jungle.
Mais ici il n’y a pas de petit bois, il y a des dunes et un bidonville.
Nous n’aimons pas ce terme de jungle qui sous entend « habité par des sauvages »
Les seuls comportements de « sauvages » que j’y ai vus sont ceux de l’état français qui y a abandonné une population en danger sur son territoire.
Nous avons été au contraire étonnés par le calme, le respect dont faisaient preuve nos patients. Les attentes étaient longues à MdM, mais les énervements étaient rares.
Souvent la queue à MdM signifiait : pas de repas car pour le repas il y avait une autre queue à Jules Ferry, le centre d’accueil, où des repas sont distribués une fois par jour.
Et tous les jours nous devions refuser des candidats aux consultations car nous ne pouvions répondre à toutes les demandes.
Face à notre difficulté à refuser, à « trier » (on va juste voir le monsieur là-bas qui a l’air très mal »), face à nos excuses (on est désolés on ne peut pas vous recevoir aujourd’hui, revenez demain) nous avons plusieurs fois reçu un sourire de compréhension, un « we understand »

Dans ce bidonville, les règles de santé publique n’existent pas.
Ici, nous ne sommes plus en France mais dans un pays pauvre. Ou en guerre. Ou victime d’une catastrophe.
Mais même dans les pays pauvres victimes de guerre ou de catastrophe, les camps sont mieux tenus…
L’une de nous était en Albanie, près de la frontière du Kosovo en 1999 : le camp était mieux tenu, les gens avaient tous un abri.
Le 7 aout 2015 le HCR a lancé un appel pour que réagissent les autorités françaises face aux « conditions de vie et d’accueil épouvantables » autour de Calais.
On a incité les exilés à venir s’installer sur ce terrain, loin de la ville, loin de la vie, des magasins. Comme seul aménagement, on a créé des buttes de sable afin que l’on ne voit pas le bidonville de la route. Non, on a aussi créé quelques points d’eau, quelques toilettes, quelques douches : rien qui réponde aux exigences sanitaires en France, ni aux exigences sanitaires d’un camp de réfugié.

Des ONG sont intervenues pour installer des toilettes (solidarités internationale) ou des cabanes en bois (secours catholique) ou pour distribuer à manger (secours islamique) ou pour proposer des consultations médicales et des soins infirmiers(MdM).

Depuis quelques mois, un centre de loisirs, le centre Jules Ferry, a été réquisitionné où logent 100 personnes ( sur 3000 !), uniquement femmes et enfants. Les autres s’abritent dans des tentes ou des cabanes faites de bouts d’bois, de sacs poubelles et des tentes légères données par les ONG… Certains (combien ?) dorment dehors par terre sans abri.

Dans ce centre Jules Ferry, un repas est distribué tous les jours ; quelques douches chaudes sont possibles. Mais tout cela après des queues longues et éprouvantes. On ne peut pas se doucher tous les jours (500 douches quotidiennes pour 3000 personnes).
Nous ne sommes pas sûrs que tout le monde puisse disposer d’un unique repas tous les jours.
La question que nous nous sommes posée chaque jour : pourquoi Calais ou plutôt la zone industrielle des dunes n’est-elle pas la France ? Pourquoi les règles de santé publique usuelles en France ne s’appliquent pas ? Pourquoi les règles de prise en charge médicales dites de « bonne pratique » n’existent plus.

Médicalement, ce que nous avons vu dans ce bidonville est inacceptable :

  • une épidémie de gale terrible : la gale ca gratte surtout la nuit, ca empêche de dormir.
  • des jeunes aux mains lacérées par les barbelés.

Nous avons reçu beaucoup de jeunes hommes dont les mains et les jambes étaient lacérées par les installations de sécurité (double panneaux de grillage avec barbelés et lames). 
Ils nous expliquent que les tentatives pour "passer" en Angleterre s’organisent surtout la nuit, ce qui rend le passage très dangereux et très périlleux à cause du manque de visibilité. Quand ils arrivent à la "clinique" de Médecins du Monde, nous n’avons généralement pas d autres choix que de les adresser aux urgences de Calais, afin qu’ils puissent bénéficier de sutures, parfois rendues difficiles car les barbelés déchiquettent la peau de manière anarchique. Il est donc difficile de rapprocher les berges de la peau afin de laisser une cicatrice nette et non douloureuse. 
Enfin, nombreux sont eux qui déclarent des infections locales (abcès, ouverture des sutures) en raison de très mauvaises conditions d hygiène dans le bidonville (manque d’eau, malnutrition, peu de vêtements, insalubrité des abris…)

  • des suspicions de fractures du calcanéum, dues à des chutes de 4 m de haut, ce qu’on appelle : »des accidents à haute énergie ».

Les fractures du calcanéum sont souvent la conséquence d’accidents à haute énergie tels que la chute d’un lieu élevé. Le traitement des fractures du calcanéum pose des problèmes délicats. Les séquelles fonctionnelles de ces fractures sont graves, prolongées et sont souvent grevées d’un handicap permanent. Celui-ci peut être plus ou moins important en fonction du type de fracture et de la qualité de la prise en charge médicale.

  • des mineurs isolés, des enfants seuls ou plutôt vivant avec d’autres enfants sans adultes référents.
  • des femmes seules, errantes dans le bidonville.

Mercredi dernier, j’ai vu en consultation une jeune femme de 25 ans qui était arrivée la veille dans le bidonville, seule.
Cette jeune femme érythréenne, ne parlait pas anglais mais était amenée à la "clinique" de MDM, par une jeune femme érythréenne, elle-même en sécurité au centre d’accueil Jules Ferry, qui l’avait trouvée au matin, dormant dehors près de l’église érythréenne et qui assurait la traduction en anglais.
Notre jeune patiente érythréenne souffrait des séquelles d’un traumatisme facial : elle nous a dit avoir été victime d’une agression il y a 4 mois en Libye. Elle présentait une cicatrice profonde sous l’oreille gauche et souffrait de céphalées et de troubles de l’audition.
Les troubles étaient anciens et chroniques.
La vraie raison de son passage en consultation était qu’elle avait passé la nuit dehors et était paniquée à l’idée d’une autre nuit.
En effet elle avait été harcelée par des hommes qui voulaient l’emmener de force dans leur tente.
J’ai appelé Anna, médiatrice qui a accompagné cette jeune femme au centre pour les femmes de Jules Ferry, où elle a été inscrite sur la liste d’attente : 56eme nous a t on dit. 
MdM lui a fourni un duvet.
Notre traductrice érythréenne retournait dormir en sécurité dans le centre, et Anna et moi avons honte de l’avoir laissée sur place. Anna a trouvé une tente où une femme érythréenne a accepté de lui faire une place pour la nuit.
La jeune femme est revenue ce matin en larmes. Nous avons appelé ISM (traduction par téléphone) pour savoir ce qui s’était passé : le mari de celle qui avait acceptée de lui faire une place dans la tente, était revenu ivre dans la nuit. Elle pleurait et n’a pas voulu nous raconter ce qui s’était passé.
Nous avons honte 

  • des enfants, des jeunes femmes, des jeunes hommes, des hommes plus âgés, fatigués, maigres, épuisés par un terrible voyage.
    Nous prenions les pressions artérielles (PA) systématiquement et beaucoup de ces jeunes hommes d’une vingtaine d’années avaient des PA systolique à 10, ce qui n’est pas habituel chez un jeune homme de 25 ans.
  • Nous avons décidé de prendre systématiquement les poids et d’évaluer les tailles et nous avons rencontré beaucoup de personnes avec des indices de masses corporelles (IMC) évaluées à 19 et quelques-uns avec des IMC inférieures a 18.5 (définition de la dénutrition).
    En France en 2015, on propose à ces personnes dénutries un repas par jour à condition de faire 3 heures de queue. En France ?
  • quelques pathologies graves mais assez peu : une toxidermie sévère, des patients diabétiques. Ceux-là non plus n’ont aucune protection.


M. V. 22 ans souffre d’une sévère toxidermie. Il est afghan et demandeur d’asile. Il a été hospitalisé quelques jours à Boulogne et on attend les résultats des biopsies. En attendant un repos en lit halte soins santé est recommandé. Ce jeune homme a besoin d’un toit, de douche et d’un traitement cutané assez lourd. Il est fatigué, abattu et ne semble plus avoir la force de réagir. Il parle de plus en plus de mourir. Il faudra l’énergie et le dévouement de notre responsable à MdM pour lui trouver une place en sécurité après 15 jours de coups de fil quotidiens.

  • beaucoup de varicelles.
  • des patients victimes de coups, de jet de gaz lacrymogènes.
  • des gosses couverts de lésion de gale impétiginées.
  • des abcès dentaires terriblement douloureux.
  • des grossesses avec beaucoup de demandes d’IVG.
  • beaucoup de viroses avec pharyngite, rhume et toux.

Dans notre maison de santé, nous avons l’habitude d’alerter les services de l’état. Sur une épidémie. Sur un enfant en danger. Sur une femme victime de violence. Sur une situation mettant des jeunes en danger.
Nous sommes habituées à travailler avec l’agence régionale de santé (ARS) dans un système de sante publique.
Avec des règles, des alertes, des protocoles. C’est notre pratique et c’est ce que nous apprenons à nos étudiants.
Dans le bidonville, rien. Les autorités sanitaires n’existent pas. Pourquoi ici, ses règles, ses protocoles ne fonctionnent-ils pas ? Même les pompiers refusent d’entrer dans le bidonville.
En France ils sont nos alliés les plus fidèles quand personne ne veut se déplacer.

Il y a quelques jours, je suis appelée en urgence pour voir un jeune homme dans sa tente : il va mal, ne peut se lever et a beaucoup de fièvre et ne peut pas bouger de sa tente. Je suspecte une crise de paludisme, il doit être hospitalisé,
En toute confiance, J’appelle les pompiers pour qu’ils l’amènent en urgence au centre hospitalier.
J’attends les pompiers auprès de mon patient et j’apprends avec angoisse qu’ils ne rentrent pas dans le bidonville et ne viendront pas chercher le patient. Nous devons l’amener hors du bidonville et les pompiers viendront le chercher.

Encore et toujours ce sentiment étrange de ne pas être en France, ici à Calais :
L’alerte sur l’épidémie de gale a été faite par MdM. Une réponse des autorités sanitaires est nécessaire. Mais pas de réaction.
Pire l’ARS renvoie sur MdM le maire d’un village qui s’inquiète d’une épidémie de gale sur sa commune.

Une permanence d’accès aux soins de santé(PASS) a été créée à Calais pour assurer l’accueil et les soins et c’est une bonne chose que cette PASS existe pour recevoir les patients sans couverture maladie, les soigner et les guider pour les démarches à effectuer.
Mais la PASS est trop loin du bidonville : plus d’une heure de marche : pourquoi ne pas installer la PASS dans le centre Jules Ferry ?
Mais la PASS est complètement sous dotée : un médecin 2 ou 3 heures par jour pour assurer la prise en charge sanitaire de 3000 personnes fragilisées, traumatisées par un long et périlleux voyage ?

A la clinique de médecins du monde, nous voyons entre 50 et 60 patients par jour
Quand nous avons besoin qu’ils soient vus dans de meilleures conditions, qu’ils aient un bilan sang ou un bilan radio, nous les adressons à cette PASS qui régulièrement répond : pas possible, on ne peut plus prendre personne.

Il existe une PASS dentaire mais qui n’est ouverte que le lundi matin. Pendant notre mission, la dentiste était en vacances, donc nous n’avions aucune prise en charge pour soulager ces douleurs dentaires. Heureusement 2 dentistes de Calais ont accepté de recevoir en urgence des patients hyperalgiques.


Que faire ?

Qu’est ce qui est acceptable et qu’est ce qui est inacceptable ?
Qu’est ce qui est admissible et qu’est ce qui est inadmissible ?
Qu’est ce qui est indécent ?
Qu’est ce qui doit nous faire réagir en disant non, stop ?

Faut-il dire ? :
Fracture du calcanéum : ils ont déjà de la chance d’avoir la radio ?
Epidémie de gale : La gale ce n’est pas si grave.
Femmes : il y a 100 places à jules ferry : merci l’état, tant pis pour les autres ?
Ils n’ont qu’à ne pas être la ?
Ils en ont vu de pire en traversant la Lybie et la Méditerranée,
Apres ce qu’ils ont vécu, ils ne sont pas si mal ici.
C’est déjà pas mal d’avoir un repas par jour ?

Si cela doit être dit, que les autorités sanitaires le disent.

Si nous n’y prenons garde, Nous allons y perdre nos valeurs, notre humanité

Je vois L. 16 ans. Il est tombée du train hier et a cassé ses 2 incisives supérieures, la pulpe est à vif.
Pa s de consultation dentaire pendant 15 jours, Le dentiste est en vacances. De toute manière quand il est là, il est débordé car la PASS dentaire ne fonctionne que une demi-journée par semaine.
Les dents doivent être dévitalisées pour diminuer la douleur et pour éviter une infection.
Nous allons appeler les dentistes de Calais : l’un d’eux, en plein mois d’aout, recevra L. pour le soulager.
L. ne parle pas anglais mais il est accompagné par un ami qui traduit.
Je trouve cet ami très maigre et j’insiste pour le peser et le mesurer.
Taille ;165 Poids : 48kgsIMC=17.6 PA=9/6
Je lui demande s’il mange tous les jours ?
Oui il va à Jules Ferry pour manger mais pas aujourd’hui car il a loupé la queue pour accompagner son ami à la clinique de MdM.

Des propositions

  • Un abri pour tous. Le premier ministre vient d’annoncer pour 2016 l’installation de tentes pour la moitié des personnes et nous l’en remercions mais pourquoi la moitié ? Qui va faire le tri ? Et selon quel critère ? Quid de cet hiver ? 
  • Un nombre normal de poubelles. Et le passage régulier de camions poubelles.
  • Un nombre décent de toilettes et de douches
  • Une prise en charge médicale avec une PASS à proximité qui puisse recevoir tous ceux qui doivent être vus par un médecin, un dentiste ou un infirmier.
    Et une PASS dentaire qui puisse recevoir les patients tous les jours
  • un plan de prise en charge de la gale conforme aux recommandations de l’INVS de 2008 : « Mettre en place une stratégie de prise en charge de la collectivité par le médecin traitant, le responsable de l’établissement et les autorités sanitaires »
  • un protocole de mise à l’abri des femmes(ou des jeunes garçons) qui font appel à nous.
  • un protocole de mise à l’abri des mineurs isolés
  • un repérage des personnes dénutries et un plan de renutrition pour les personnes dénutries
  • se préoccuper de la sécurité de ces jeunes qui franchissent barbelés et font de graves chutes au péril de leur vie et avec des séquelles qui risquent d’être définitives.
  • en France en 2015, les normes diététiques sont de 3 repas par jour et pas de 1 repas par jour.

Nous sommes dégoutées, scandalisées par notre pays qui ne prends pas les moyens, alors qu’il les a, d’accueillir normalement des personnes qui essaient de fuir les conditions misérables et /ou dangereuses de leur pays !